C’est de la recherche publique (militaire et civile) que sont nés le réseau Internet, en 1969, et la Toile, en 1989, et c’est la richesse de contributions bénévoles, associée à un certain esprit de partage, qui en a fait la vitalité. Ces technologies, initialement « ouvertes », ont été en partie captées par une poignée d’industriels. Mais cette concentration ne bride pas la créativité de programmeurs bénévoles, qui développent, souvent en marge de leur « vrai travail », toute une galaxie de logiciels. Paradoxalement, cette production délibérément extérieure à l’économie de marché est la seule à même de menacer l’hégémonie de la société Microsoft, car une utilisation astucieuse du droit d’auteur l’installe durablement dans le domaine public.
Les programmes informatiques, par essence immatériels, prennent à revers les traditions du commerce. Conception et développement mis à part, leur production et leur distribution peuvent se faire à un coût marginal quasiment nul - et le développement d’Internet ne fait que conforter ce constat. Les grands éditeurs de logiciels, soudainement confrontés à la concurrence globale de micro-entreprises (telles les start-up de la Silicon Valley) ou de programmeurs offrant gratuitement leurs créations, cherchent à préserver leurs revenus et leurs rentes de monopole par le contrôle de la duplication et des standards du numérique. C’est tout l’objet des efforts précipités, à Berne en décembre 1996, pour renforcer la législation sur la propriété intellectuelle. C’est également l’objet d’une recherche technique intense visant à marquer et suivre à la trace les biens électroniques ainsi qu’à élaborer des mécanismes destinés à empêcher la reproduction de ce qui est par nature reproductible. L’énergie naguère dépensée pour multiplier les biens est maintenant consacrée à trouver les moyens d’empêcher leur multiplication, ce qui entrave la mise en oeuvre efficace des outils informationnels et met en péril la pérennité des contenus.
Bien entendu, ce rétablissement artificiel de la rareté - qui s’apparente à une destruction volontaire de ressources - peut se justifier par les revenus nécessaires au développement de la technologie, à la création de nouveaux produits ou à l’amélioration de ceux qui existent, et par les emplois ainsi créés. Il faut toutefois mettre en parallèle ce discours avec la rentabilité fabuleuse des entreprises concernées : Microsoft faisait, en 1997, 3,5 milliards de dollars de bénéfice pour un chiffre d’affaires de 11,4 milliards de dollars... et 22 300 emplois directs. Qui plus est, la croissance brutale du secteur des technologies de l’information et de la communication a pour moteurs Internet et la Toile... qui ne doivent rien, ou fort peu, à l’économie de marché.
Pour l’industrie du logiciel, les mécanismes de libre concurrence économique jouent un rôle ambigu. En effet, les logiciels commercialisés industriellement sont diffusés sous une forme directement exploitable par l’ordinateur (code exécutable), mais sans aucune des informations (code source et documentation) qui permettent de les modifier, de les adapter à d’autres machines et à d’autres usages, de les rendre plus fiables ou de corriger les erreurs toujours présentes. Qui plus est, les licences d’utilisation interdisent expressément de telles modifications. Cela prive les entreprises ou organisations clientes du contrôle de la maintenance des logiciels, de leur pérennité, de leur adaptation aux besoins. Or ce sont souvent des facteurs critiques pour le fonctionnement de ces entreprises, et surtout pour leur stratégie, quand ces logiciels sont intégrés à leurs produits ou services. La mondialisation du marché des logiciels, les propriétés spécifiques des biens immatériels, et surtout le contrôle légal ou technique des « standards », notamment pour les interfaces fonctionnelles des logiciels et la représentation des informations, conduisent inéluctablement à une concentration monopolistique. Non seulement les entreprises clientes sont dépendantes, mais elles n’ont alors plus de solutions de rechange.
Le fournisseur, sans concurrence, est d’autant moins motivé pour satisfaire les besoins spécifiques de ses clients. Tout un secteur de la technologie peut tomber sous le contrôle d’une société (ou d’un petit nombre de sociétés). L’enseignement et la recherche sont également concernés par l’unicité de l’offre logicielle et le contrôle des informations indispensables aux chercheurs.
L’écologie des idées et des techniques obéit aux mêmes lois que celle des êtres vivants. La quasi-unicité des solutions présente plusieurs dangers. Le petit nombre d’entreprises productrices diminue d’autant la quantité et surtout la variété des recherches et, par voie de conséquence, le progrès technique. L’évolution concurrentielle, indispensable pour éviter les culs-de-sac technologiques, s’affaiblit ou disparaît. L’absence de diversité rend le tissu technologique plus vulnérable aux agressions, dont les virus informatiques ne sont qu’un exemple.
Un leitmotiv de la pensée dite libérale est l’absence de solutions de rechange à l’économie de marché. Dans le cas des logiciels, rien n’est moins vrai. Car une autre voie se dessine déjà. Si la timidité des entreprises devant ce changement est compréhensible, le black-out quasi total des médias à l’égard de ce phénomène économique nouveau et massif est moins explicable !
Cette recherche d’une autre voie fut entreprise au début des années 80 par M. Richard Stallman, alors chercheur à l’Institut de technologie du Massachu-sets (MIT), et mise en pratique par la création de la Free Software Foundation, puis de plusieurs sociétés. Son intention initiale était de créer des logiciels libres (freeware) qui, comme les idées, seraient à la disposition de tous, suivant en cela la philosophie de Pasteur, Jefferson et bien d’autres. Pour éviter que quiconque puisse les accaparer, Richard Stallman utilisa à rebours le droit d’auteur en popularisant un nouveau type de licence, dénommée « licence publique générale », qui protège un logiciel contre tout verrouillage technique ou légal de son utilisation, de sa diffusion et de sa modification.
Sous l’influence de cette licence, une production considérable et variée se développe dans la liberté. Les informations nécessaires étant disponibles, chacun peut adapter ou améliorer les logiciels à sa convenance, et les redistribuer, gratuitement ou non, mais sans contrôle de la redistribution par des tiers. Et, conformément au credo libéral, cette libre concurrence a un effet extrêmement positif sur la quantité et la qualité des logiciels produits. Mais l’économie monétaire n’y joue qu’un rôle réduit.
Le produit le plus visible de cette économie est un système d’exploitation - logiciel nécessaire au fonctionnement de tout ordinateur qui offre les fonctionnalités de base aux utilisateurs (manipulation de fichiers, affichage, saisie de texte, connexion aux réseaux...) - dénommé Linux, dont le développement a débuté en 1991 sous l’impulsion d’un étudiant finlandais, Linus Torvalds. Bénéficiant des contributions concurrentielles d’une armée internationale d’experts bénévoles, reliés par le réseau Internet, le développement de Linux s’est auto- organisé comme une immense entreprise sans murs, sans actionnaires, sans salaires, sans publicité et sans revenus. La diffusion de Linux à ce jour est estimée à 5 ou 6 millions d’installations, avec une utilisation industrielle en augmentation. C’est un marché de taille comparable à celui d’Apple, mais qui bénéficie d’une croissance supérieure.
Diverses études montrent que ces logiciels sont en tous points compétitifs avec les productions commerciales. Cela est de plus attesté par leur pénétration, leur infiltration de l’activité économique. L’exemple le plus significatif en est sans doute Internet, qui, si l’on effaçait ces logiciels, disparaîtrait quasi totalement.
La dépendance technologique et économique à l’égard des fournisseurs est éliminée ou fortement atténuée. La pérennité des produits, leur évolution et leur adaptation, ainsi que l’assistance aux utilisateurs sont mieux garanties par la présence, l’activité et la stabilité d’une grande masse d’utilisateurs et de programmeurs que par les stratégies imprévisibles des grands éditeurs informatiques. La libre disposition de toutes les ressources de développement permet d’acheter à des spécialistes toute garantie, tout service complémentaire nécessaire.
Hémiplégie du libéralisme économique
Techniquement, les logiciels libres sont une solution crédible et déjà éprouvée. En outre, ils suscitent des activités économiques nouvelles en développant les services et le travail à façon, en encourageant une production commerciale complémentaire ou concurrente, et surtout en fertilisant les entreprises technologiques par l’apport de ressources gratuites, indépendantes, maîtrisées et de qualité. Le développement des logiciels libres remplace une activité commerciale centralisée (et monopolistique) d’édition, dont la protection étouffe, à terme, le développement économique et technique et qui est fort peu créatrice d’emplois, par une activité commerciale de services, plus créatrice d’emplois décentralisés et plus concurrentielle ; de plus il favorise, par une plus grande fluidité technologique, la création d’entreprises nouvelles. Au Sud, la disponibilité de ressources libres et gratuites permet un développement technologique indépendant.
Le développement des logiciels est de même nature que celui des théories mathématiques. Or la science, en général, et les mathématiques, en particulier, s’accommodent mal du secret et des barrières qui sont le pain quotidien des développements industriels. Les bonnes spécifications (définitions) et les bonnes réalisations (explications, démonstrations) ne s’élaborent que lentement par un développement social ouvert d’évaluation, de confrontation et de collaboration. Que Linux, bien que plus jeune, soit un meilleur système que Windows NT, le logiciel phare du principal éditeur de la planète, n’est donc guère surprenant. On peut se demander, sans faire d’exclusive, si l’environnement industriel classique est le plus approprié pour développer les technologies de l’immatériel. Les biens de consommation (films, musique, romans) et les biens de production (logiciels, articles scientifiques) ont des rôles économiques et sociaux bien différents. Il est absurde de leur appliquer des législations et des protections identiques. Le libéralisme économique est hémiplégique. Il justifie la disparition de bien des barrières, dont celles destinées à protéger les individus, et l’affaiblissement de la souveraineté des Etats, par le besoin d’une plus grande fluidité de l’économie. Mais en même temps, il établit, par l’abus des copyrights et des brevets, par le non-respect des standards, par le contrôle des interfaces, par le secret industriel et par la recherche de monopole, des barrières bien plus nocives au progrès économique et technique et à la création d’emplois utiles.
Par Bernard Lang